À tire d’aile
Une petite fille et un long silence… Une fillette toute fraîche dans un silence pesant… L’heure n’est aux réjouissances d’aucune sorte. L’heure est à la gravité, mais le soleil brille dans les yeux de l’enfant. Il brillera toujours dans les yeux des enfants.
A Indian Harbour, en cette fin d’après-midi, la lumière est magnifique. On le note comme un fait, sans songer à en retirer un quelconque plaisir. Sur le terrain de baseball de l’école, dans ce petit village néo-écossais, les cris d’enfants joyeux ont cédé la place à la musique mortuaire. Quelqu’un lit, lentement, les noms des 229 victimes de la catastrophe aérienne de Peggy’s Cove. Une semaine plus tôt, elles ont plongé dans l’océan, au large, et la pêche macabre se poursuit inlassablement pour tenter de retrouver les corps des disparus.
Je suis là, à Indian Harbour, quand les photographes mitraillent leurs parents ou amis, venus des quatre coins du globe et regroupés sous un grand chapiteau blanc, aux côtés des « dignitaires » et de tous ceux – pêcheurs, secouristes, militaires, policiers… – qui participent depuis la nuit de l’accident aux opérations de recherches. Tous sont venus ici pour rendre hommage aux victimes. Beaucoup sont là pour exprimer leur compassion à ceux qui ont été frappés de plein fouet par la disparition d’un, de deux, de trois, de quatre, parfois de cinq membres d’une même famille.
Je suis là, à observer le manège des caméras et objectifs qui ne lâchent pas le groupe des « familles ». Le moindre sanglot, le moindre tressaillement d’épaule, le moindre signe distinctif du malheur est happé par ces yeux électroniques. Voyeurisme du drame humain qui s’abat sans crier gare. J’ai honte d’être là, d’exercer ce métier de journaliste qui me tient habituellement loin de ce genre d’évènement. Mais je suis là et comment ne pas regarder quand on est là! Regarder en se disant que n’importe qui pourrait être à sa place dans le groupe. Moi y compris.
Un jour, vous regardez le drame au petit écran. La télé diffuse à la pelle les mauvaises nouvelles du monde: naufrages, explosions, déraillements, guerres, assassinats… Lorsque cela ne suffit pas, on lance un film-catastrophe, comme le Titanic, histoire d’alimenter le goût immodéré des gens pour tout ce qui a une saveur de tragédie. Vous vous dites « quelle tristesse ! » en préparant la soupe du soir. Vous n’êtes pas insensible au drame humain, même s’il se joue au loin. Vous avez du coeur. Deux cents personnes sont mortes dans des circonstances atroces, mais vous mangez votre soupe, comme d’habitude, parce qu’il n’y a rien d’autre à faire.
Et puis un jour, la vie dérape. Vous êtes à la mauvaise place. Vous n’avez pas pris l’avion, mais votre mari, oui. Ou votre soeur. Ou vos parents. Ou un ami de longue date, avec femme et enfants. Tout d’un coup, vous êtes là, assise sur une chaise en plastique, toute de blanc vêtue, dans un lieu du monde complètement inconnu, prostrée, infiniment seule. On vous tient par la main. On vous soutient, mais vous êtes seule, terriblement seule, pathétique, terriblement pathétique. Et vous vous foutez des regards. Vous n’êtes plus devant la télé. Vous êtes l’actualité même. Poignante.
Rien n’a plus d’importance que ce lien qui vous tient, en pensée, avec l’être aimé. Celui à qui vous avez à peine dit au revoir, le matin de son départ. Il fallait emmener la petite à la garderie. Vous étiez en retard. Il ne partait que pour trois jours. Un baiser furtif, sur le pas de la porte. Et puis, plus rien. Plus jamais rien.
Vous n’êtes pas là, à Indian Harbour. Vous êtes à New York, une semaine plus tôt. Et vous refaites le scénario du film. Parce que la fin ne vous plaît pas. Pas du tout. Vous remontez au matin du départ. Il est anxieux. Il n’aime pas prendre l’avion. Vous lui dites qu’il peut toujours annuler son voyage. Et il le fait. Ou il dit non, mais il y a trop d’embouteillages sur la route qui mène à l’aéroport. Quand il vous appelle, le soir, il est toujours là. Il a raté le départ. Il attend le prochain vol et vous demande de venir dîner avec lui.
Parfois, vous acceptez la première fin du film. Alors, vous refaites la scène du matin. Vous vous êtes réveillée la première. Vous l’avez regardé dormir, paisiblement, pendant quelques minutes. La caméra glisse sur son corps, suit votre main qui le caresse, lentement, de la hanche au torse, jusqu’au visage, jusqu’aux cheveux. Il se tourne vers vous, ouvre les yeux, vous sourit. Il vous embrasse, délicatement, se serre contre vous. Et vous faites l’amour, avec une infinie douceur, sans précipitation. Quand vous partez, il lève la petite dans ses bras et la fait rire en imitant le bruit d’un moteur. Il « fait l’avion » avec elle, puis il vous embrasse, joyeux, amoureux, fier de sa petite famille. Depuis que la porte de l’ascenseur s’est refermée, vous portez en vous une dernière image, précieuse, de lui. L’épaule appuyée sur le mur du couloir, il vous envoie un baiser, en soufflant dans sa main. Un baiser d’air qui virevolte au-dessus d’Indian Harbour.
Mais vous n’êtes pas là, à Indian Harbour. Vous êtes sous l’eau, à 60 mètres de profondeur, avec les plongeurs de la Marine canadienne. Vous cherchez depuis une semaine. Vous avez déjà retrouvé la petite valise de cuir que vous lui aviez offerte deux ans plus tôt, à Noël. Vous n’avez pas voulu l’ouvrir quand on vous l’a proposé. Il suffit qu’elle soit là, dans la chambre de l’hôtel d’Halifax. Comme une urne funéraire. Et vous cherchez toujours. Parce qu’il vous faut un corps. On ne peut pas finir ainsi, dans l’anonymat sous-marin. Vous refusez cette mort-là, cette sépulture-là. Pas pour lui, pas pour cet homme au sourire délicieux, aux lèvres douces, au coeur généreux. Pas pour ce corps, jeune et musclé, tant aimé. Une chanteuse Micmac vous a bien dit, tout à l’heure sur scène, que l’eau – premier lieu de vie humaine – était le plus bel endroit pour mourir, mais vous n’en voulez pas. Pas pour lui. Non, pas pour lui.
Sur scène, on vient de prononcer son nom. Et vous êtes saisie d’un tremblement incontrôlable. C’est alors que la petite vous échappe. Elle était là, bien tranquille, collée sur vous, depuis le début de la cérémonie, au premier rang des familles. Et voilà qu’elle s’avance sur la pelouse, entre la tente-chapiteau et la scène, dans sa jolie robe bleue. Vous amorcez un mouvement pour la retenir. Et puis, non, vous la laissez aller. L’espace est libre, entouré de barrières, pour tenir les médias un peu à l’écart. Du haut de ses deux ans, elle s’avance, indifférente aux cliquetis des appareils-photos. Elle se promène, un brin de « sweetgrass » à la main, fait face un instant au Premier ministre, puis s’en va vers la scène, s’approche d’une gerbe de fleurs déposée quelques minutes auparavant par deux jeunes enfants. Ce sont eux qu’elle rejoint, ensuite, au pied de la scène. Elle est belle. Elle est gracieuse. Elle est seule. Elle sourit aux enfants. Elle sourit à la vie. L’avion a fini son vol. Elle commence le sien. Vous lui tendez les bras. Comme lui.