American Dream, réalité innue
Fin septembre : la chasse à « tout » bat son plein au Québec. Chasse au canard, à l’ours, à l’orignal… Il ne fait pas bon se promener dans les bois, dans la taïga ou la toundra. Ce jour-là, la chasse bat aussi son plein, curieusement, à Montréal. A l’abri des regards indiscrets.
Sur la rue Côte-de-Liesse, l’hôtel Holiday Inn cache bien son jeu. Le spectacle se joue à l’arrière, en coulisses, au fond du parking. Le rideau se lève sur une scène étrange, avec des acteurs surprenants. Sur l’asphalte gît une ribambelle de panaches sanguinolents. Un convoi d’Américains en tenue de Rambo vient de débarquer d’un bus. Avec armes et bagages, les premières sagement rangées dans leurs étuis, les seconds réduits à un sac de hockey. Car il fallait de la place dans l’avion de retour du Moyen Nord québécois… pour les caisses de viande de caribou et de poisson fumé qui s’empilent dans le stationnement avant de prendre la route des Etats-Unis.
Les chasseurs récupèrent leurs bagages. Chacun a sa casquette de pourvoirie « Safari Caribou », « Hunt with the Pro’s », « Labrador Outdoors »… Je me sens comme une Blanche en Afrique noire. Tous sont habillés en kaki des pieds à la tête, bottes et casquettes comprises. Jusqu’à la ceinture ! Les sous-vêtements, aussi, peut-être ? La tenue de camouflage made in USA comporte son lot de dessins d’arbres et de verdures : pas vraiment adaptée à ce Nord dont ils reviennent, où les arbres ont quasiment disparu du décor.
C’est vers là que je me dirige… comme ces autres chasseurs qui attendent leur tour dans le stationnement. Le groupe de « Voyages Nord du Québec » compte une trentaine d’Américains. Nous embarquons dans un bus pour l’aéroport de Dorval. Je suis la seule femme à bord, au milieu de ces barbus à la mine patibulaire. Mon regard est biaisé, sans doute, car quelques jours plus tôt j’ai visionné « Bowling For Colombine », le film de Michael Moore sur l’Amérique des armes libres.
Au bureau de Sky Service, nous attendons longtemps que l’avion de la « Nolinor » soit prêt. Un employé m’apprend qu’il s’agit du dernier voyage de la saison avec des chasseurs. Mon voisin arbore fièrement sur sa veste un écusson du « North American Hunting Club », avec la mention « Life Member ». Je songe à Charleston Eston, président du dit club, interviewé par Michael Moore à sa somptueuse résidence californienne. Après quelques minutes, il refuse de répondre à une question, se lève et laisse l’interviewer en plan, sans un mot, pour retourner à ses affaires courantes…
—————————————-
A l’aéroport de Schefferville, ce soir-là, c’est l’heure de pointe dans le petit hall bondé. Un canot de cèdre est suspendu au plafond. Une tête de caribou empaillée vous souhaite la bienvenue. Des dizaines de Rambo attendent que sonne l’heure du départ pour le sud. Ils ont l’air de soldats en route pour l’Irak, avec les mêmes habits de camouflage anachroniques que ceux de mon groupe.
Je les quitte pour l’hôtel du coin, à l’écart du village. Murs décrépis, chambres au décor minimaliste… Il ne faut pas en demander trop à hauteur du 55ème parallèle. On m’attribue une chambrette à deux lits, en me prévenant qu’il arrive parfois qu’un lit vacant se remplisse dans la nuit, en cas de tempête. A la salle à manger, une seule grande table : le plat du jour est servi illico presto, alors que j’entame un brin de causette avec mes voisins, pilote d’hélicoptère et photographe aérien, qui sillonnent la côte du Labrador pour prendre des photos et mieux cartographier la région. Toutes sortes de gens se côtoient à la table commune de ce « palace » nordique, seule auberge à mille lieux à la ronde ! Comme ce médecin qui quitte son cabinet de Magog pour venir ici toutes les trois semaines, grassement payé par le gouvernement…
En sortant de table, j’entends une jeune femme en pyjama qui parle fort au téléphone: « Je peux te descendre cinq mâchoires… Ce n’est pas beaucoup, je sais, mais nous sommes en fin de chasse… Mario a des camps dans l’est… On a une chance d’en récupérer par lui mais le mieux serait de négocier avec les Naskapis. Ils ont des têtes de caribous mâles… Oui, y’en a qui les mangent… Je proposerai dix dollars par mâchoire au chef demain… Ça m’étonnerait qu’on n’en voit pas arriver vite »… Trafic ? Pour qui ? Pourquoi ? Au petit déjeuner, je retrouverai la femme bavardant avec mes voisins du souper : pour apprendre qu’elle est en fait pilote d’hélicoptère, spécialiste du Grand Nord mais aussi biologiste…Avec un contrat du gouvernement provincial pour étudier la répartition des caribous mâles de la rivière George, selon leur âge et à partir des mâchoires !
Au matin, départ pour le lac Shaw, où m’attend Réal McKenzie, pilote d’hydravion. Le grand gars mince au facies indien, regard noir et visage osseux, porte parka élimée et jean déchiré. Nous partons pour le camp innu d’Aventures Ashini, à 220 kilomètres à vol d’oiseau, où je suis invitée comme journaliste. L’hydravion décolle dans les vagues, survole le village puis file bas au-dessus de lacs longilignes, d’une terre chaudement colorée, de collines suintantes, de rivières larges comme des fleuves… Malgré le bruit d’enfer du moteur de son coucou, un avion de brousse de cinquante ans, je converse avec Réal via casque et micro : « c’est un avion légendaire, à la mécanique ultra-fiable », assure-t-il. Ancien chef indien de Schefferville, Réal a roulé sa bosse dans le « nord » comme guide de chasse puis pilote. La toundra est son domaine, sa brousse à lui.
Le paysage change, avec plus de roc et moins de végétation. Voici la rivière George, qui court sur 480 kilomètres vers la baie d’Ungava. Une flèche s’avance en presqu’île dans le lac de la Hutte sauvage. C’est Wedge Point ! L’hydravion tourne en rond au-dessus de tentes blanches, perd de l’altitude puis amerrit sur la rivière. Serge, bouille ronde et sourire engageant, nous attend avec sa mère Elizabeth, un petit bout de femme vive. Un court sentier grimpe jusqu’au campement: deux tipis; une tente-cuisine; un « shaputuan » tout en longueur… Après le départ de Réal, qui reviendra me chercher dans deux jours, me voilà hors du temps, sans moyen de communication, à 1.200 kilomètres de Québec !
En après-midi, nous partons marcher à dos d’esker. L’éperon rocheux vu du ciel est sous nos pieds. On a du mal à voir dans cet éboulis au parcours ondulatoire une ancienne rivière souterraine. Serge m’explique son importance « stratégique » pour les caribous et les Innus, qui y campent depuis 6.000 ans : « C’est notre berceau ancestral, celui des Mushuau Innus, gens des terres dénudées », et le lieu de passage du deuxième plus gros troupeau de caribous migrateurs au-delà du 56ème parallèle ! L’endroit est mythique, pour ne pas dire mystique, pour les Innus. Des générations ont vécu là une transhumance exceptionnelle, comme le rappelle Elizabeth: « chaque année, quand j’étais jeune, nous quittions Sept-Iles, lieu de pêche estivale, pour partir au nord, à l’appel du caribou : plus d’un mois et 600 kilomètres en canot ou à pied ! Direction : Schefferville pour sept à huit mois ».
Serge et sa famille reviennent chaque été à Wedge Point. Lui rêve d’un « parc innu historique ». En attendant, il organise des séjours de découverte « nature et culture innue au Mushuau-nipi » (pays de la terre sans arbre). On dort dans le « shaputuan », on mange innu et les activités sont en rapport avec le mode de vie traditionnel des Innus : pêche et fumage du poisson, observation de la faune, randonnées, visites archéologiques…Quelques vestiges témoignent des campements anciens. Sur les hauteurs d’une colline, des bourrelets de terre délimitent encore de vieux emplacements de tentes, avec quelques pierres pour un feu. En marchant, Serge me raconte la « légende de l’Homme Caribou » : « après avoir rêvé qu’il était un caribou, un homme se réveilla avec des bois sur la tête et une tache blanche sur l’arrière-train. Après un certain temps, il devint chef de troupeau et bouleversa les lois de la chasse en demandant à ses frères caribous de demeurer à distance des chasseurs qui chasseraient abusivement. Devenu maître des animaux, l’Homme Caribou préside à leur destinée ».
De retour au camp, c’est au tour d’Elizabeth, cuisinière, de partager les secrets de la bannique, de la cuisson du caribou ou du poisson fumé. A soixante ans, elle se souvient de ses jeunes années : « à la mi-août, on partait en canot remonter la rivière Moisie pour se rassembler à Schefferville. Nous ne revenions qu’en mai. Les chasseurs pouvaient tuer jusqu’à mille caribous en quelques heures. On les cachait sous des pierres, pour les mettre à l’abri des ours ».
Tandis qu’après le souper, nous nous allongeons sous le shaputuan, elle poursuit : « C’était avant la création du village, en 1948, et l’arrivée du chemin de fer, en 1954 ». Trois ans plus tard, Ottawa sédentarisait de force tous les autochtones nomades, dont sa communauté innue, à Schefferville. Elle baisse le ton : « on nous a parqués comme des prisonniers dans un camp, à six kilomètres du village blanc. Pas de maisons, seulement d’anciennes cabanes de la mine, sans isolation ni chauffage. Il y avait de la glace dedans et nous dormions avec nos manteaux. C’était un vrai bidonville ! Mes parents étaient très pauvres, avec six enfants. Il a fallu attendre 1970 pour avoir de vraies maisons, construites en cercle à l’extérieur de la ville ». Douze ans plus tard, la mine ferme. « Ils ont tout détruit: les maisons des Blancs, le centre culturel, la piscine, la salle de curling… On a sauvé l’aréna. Ils ont même rasé un hôpital tout neuf. C’est ce qui m’a le plus peinée ».
Elle-même n’a pas assisté au carnage. « Ma mère m’avait choisi pour aller à l’école, dans un pensionnat pour autochtones de Sept-Îles. Je l’ai d’abord pris comme une punition ». Elle ne rentre à Schefferville qu’aux vacances scolaires, s’éloigne encore pour intégrer… le couvent de Saint-Anne-de-La Pocatière. A son école secondaire, elle découvre la vie avec de jeunes blanches… et le racisme ordinaire. Quelques autochtones sont perdues dans la masse. « La dernière année, j’étais seule mais ça s’est bien passé parce que j’étais très sociable ». Elle poursuit des études d’infirmière à Québec et y reste pour travailler. « Le médecin de l’hôpital m’appelait « ma petite indienne ». Cinq ans plus tard, elle rentre à Schefferville comme infirmière puis se marie avec un « beau blond de Montréal » avec lequel elle part pour l’Abitibi fonder famille… Vingt-six ans plus tard, elle revient finalement à Schefferville, sans mari, pour diriger le dispensaire innu…
C’est avec Georges, le lendemain matin, que je lierai aussi conversation. Physique imposant, épaules de joueur de football, visage rond, air de punk au crâne à moitié rasé: le neveu de Serge n’a pas eu la jeunesse facile à Schefferville. Devenu guide de pourvoirie sans finir son secondaire, il n’aime guère ces Américains qui « prennent le Nord pour un magasin, achètent un forfait, tirent sur un caribou, laissent le guide aller chercher la bête, la dépecer, transporter viande et panache sur son dos ». A eux, tireurs, la gloire au campement, à la maison, avec viande et trophée victorieux !
A dix ans, lui-même savait déjà dépecer un caribou… S’il porte en lui la désolation de Schefferville, Georges est aussi un vrai « homme-caribou », version moderne. A Wedge Point, il faut le voir trimer comme un diable avec sa hache, nettoyer le poisson en un tournemain virtuose, monter les perches d’une tente, tracer un sentier à la serpe ! Pas de doute : le pays du caribou est son lieu vital. A l’heure de la pause, avec thé du Labrador, je l’écoute encore parler de sa jeunesse dans la nature, des escapades avec des amis, du travail quand il en trouve… Volubile, il s’enflamme en m’expliquant comment tendre un filet en travers d’une rivière, repérer les meilleurs endroits pour taquiner le poisson…
Nous filons ce matin sur la fameuse rivière George, en canot de cèdre muni d’un moteur hors-bord. Au commandes, Georges joue les gondoliers, scrutant debout la surface de l’eau pour éviter les roches. Au milieu de la rivière, la houle enfle. Nous remontons le cours d’un affluent, comme un saumon après la fraie. Georges a stoppé le moteur et lance sa ligne à l’eau… Il « lèvera » vite une grosse truite grise, avant d’aller, avec Serge, tirer de l’eau un grand filet, tendu entre les deux rives. Sans être miraculeuse, la pêche nous offrira trois belles truites roses !
En après-midi, visite du petit cimetière innu avec Serge, fusil en bandoulière. Il me montre au passage des traces de pattes d’ours, avec griffes quasiment sorties de leurs ergots ! Le sol est bombé comme un terrain de golf, garni de mousses spongieuses et d’herbes multicolores qui épousent le relief du bouclier canadien. Nous allons de sépulture en sépulture, à peine visibles: un petit renflement de terre délimité par quelques bouts de bois couchés, blanchis par les ans.
A notre retour, Elizabeth tranche des morceaux de viande crue. Il y aura du caribou au souper. Je l’interroge: « les chasseurs blancs ne récupèrent que la viande et le panache. Et vous ? » « Cela nous fâche. Le caribou est notre animal nourricier. En utiliser le maximum est signe de respect. On peut faire tant de choses : des mocassins ou des bottes de cuir, des mitaines avec le poil, des raquettes avec les boyaux, des outils avec les os, des tentes »… Le poisson aussi (truite, saumon, brochet, omble de l’Arctique) est nourriture de subsistance, frais ou fumé. Serge a justement installé quatre perches liées en hauteur. Un feu rougeoie au centre. Elizabeth nettoie les truites fraîches, taille les filets, les lie deux par deux et les pose à cheval sur une branche horizontale où ils « cuiront » lentement dans la fumée.
Au soir, Serge jouera du tambour traditionnel, objet quasi-sacré pour les Innus. « Nos ancêtres s’en servaient pour chanter, dit-il. Chaque homme avait sa propre chanson, composée à partir d’une vision, d’un songe, d’un souvenir ». Pour avoir droit au tambour, ajoute Elizabeth, il fallait avoir rêvé de caribou, d’eau ou d’une femme ». Le lendemain, il faudra déjà dire adieu au Nord, à la rivière George, à Serge, Elizabeth et Georges quand l’hydravion de Réal se sera posé près du campement. Les yeux grands ouverts, je profiterai encore à plein du vol à basse altitude dans ce décor grandiose de toundra arctique. Pour « imprimer » à jamais ces images en mémoire, comme une piqure (celle du Nord) laissant une trace indélébile sous la peau.