L’énigmatique Stephen Harper

Article publié sur le monde.fr le 15 octobre 2015

Glacial, secret, le premier ministre canadien est au pouvoir depuis 2006. S’il remporte les élections du 19 octobre, malgré le léger avantage de Justin Trudeau, son rival libéral, il battra tous les records de longévité de l’histoire du pays

Cette victoire serait la quatrième et une sorte de va-tout : qu’il gagne à l’arraché les élections fédérales du 19 octobre, à 56 ans, et l’actuel premier ministre conservateur aura dépassé tous ses prédécesseurs ; qu’il perde, face au libéral Justin Trudeau, auquel les derniers sondages donnent une courte avance, et la défaite sera forcément cuisante et amère. Car, si l’homme peut avoir le sentiment du devoir largement accompli après neuf ans de pouvoir, il supporte très mal critiques et échecs. Le regard bleu perçant, le sourire souvent forcé, la mine sévère, il glace facilement ses interlocuteurs. Derrière cette froideur se cache un personnage complexe et énigmatique peu enclin à se dévoiler.

Le chef du Parti conservateur du Canada (PCC) mène sa barque politique comme il a mené ses années de jeune adulte : avec discipline et entêtement, en faisant parfois des choix difficiles. Comme celui de quitter à 19 ans sa « terre » natale, la banlieue de Toronto, pour aller vivre dans l’Ouest canadien, en Alberta. Et d’abandonner des études de droit dans un prestigieux collège de la « ville-reine », quelques semaines après son inscription, pour devenir garçon de courses dans une entreprise pétrolière d’Edmonton.

Solitaire, le jeune Harper n’en pouvait déjà plus de ce « club de pédants, élitistes, constipés » d’étudiants torontois, rapporte John Ibbitson, dans Stephen Harper. Un portrait (Les Editions de l’homme, 608 pages). Le journaliste du Globe and Mail, quotidien de référence au Canada, signe cette biographie très fouillée, publiée en français fin août au Québec. Le ton est donné : même si le jeune homme se rattrape (après trois ans comme commis, puis technicien en informatique chez Imperial Oil), en réussissant en 1991 un master en économie à l’université de Calgary, il ne se verra jamais comme le membre d’une élite mais plutôt comme le digne représentant de la classe moyenne, dont il est issu. Une mère secrétaire, un père comptable, tout comme ses deux frères le deviendront… Un jour, il dira être devenu économiste parce qu’il n’avait pas l’étoffe d’un comptable. La famille est presbytérienne et lui-même émaillera pendant longtemps la fin de ses discours d’un « God Bless Canada », rappelant le « God Bless America » cher à George W. Bush, qu’il admire.

C’est un premier de la classe plutôt sage : major de sa promotion au lycée, il se distingue par son sérieux à la faculté des sciences économiques de Calgary. Il « se démarquait vraiment par son intelligence », notait, en 2006, Frank Atkins, son directeur de maîtrise. De ces études, il retirera de profondes convictions, qui marqueront sa vie politique.

Les pleins pouvoirs

Après avoir jonglé avec l’idée de faire carrière dans la diplomatie, Stephen Harper bifurque rapidement vers la politique. Le « Calgary Boy » y fera son chemin, sinueux, semé d’embûches et de retraites, mais aussi d’éclatantes victoires. Il rejoint pendant ses études les rangs du Parti progressiste-conservateur, dont le chef, Brian Mulroney, prend le pouvoir en 1984. A 25 ans, il sera adjoint parlementaire d’un député conservateur de Calgary à Ottawa. Jusqu’en 2006, sa vie sera rythmée par les allers et retours entre les deux villes. Quand le vent tourne dans la capitale canadienne, il se replie sur ses terres d’adoption albertaines.

Le jeune Harper observe le début de « l’ère Mulroney », mais il est révolté quand plusieurs scandales secouent le gouvernement conservateur. En 1987, Preston Manning fait appel à ses services pour écrire le programme du Parti réformiste, nouveau parti de droite dans l’Ouest canadien. Il travaille en solitaire à l’université, rédigeant de longs argumentaires pour son chef, et y rencontre Tom Flanagan. Ce professeur d’histoire controversé, d’origine américaine, prendra la tête de « l’école de Calgary », un groupe aux idées ultraconservatrices, associé à la droite américaine, qui croit dur comme fer aux vertus des gouvernements minceur et des réductions de taxes.

Tom Flanagan, qui deviendra son principal conseiller quand il sera premier ministre en 2006, avait pressenti le fin stratège qu’il pouvait être : « Capable de saisir rapidement l’ampleur d’un conflit, d’identifier ses adversaires principaux et les occasions à ne pas manquer. » La journaliste politique Manon Cornellier le compare à un roi noir dans un jeu d’échecs, « attendant que son adversaire fasse le premier geste pour ensuite mieux percer ses défenses et profiter de ses faiblesses ».

Aux élections fédérales de 1988, Stephen Harper se présente par « dévouement » comme réformiste dans la circonscription de son ancien patron conservateur, Jim Hawkes. Celui-ci raconte : « Il m’a appelé pour me dire qu’il ne voulait pas être élu, raison pour laquelle il avait choisi ma circonscription ! » Battu de peu, il retourne tout de même à Ottawa, six mois plus tard, comme assistant de la première députée réformiste élue, Deborah Grey. Il y restera cinq ans avant de gagner, en 1993, son premier siège au Parlement. Entre-temps, il s’est marié à Laureen Teskey, une jeune graphiste boute-en-train, fille de « ranchers », qui aime l’équitation, la moto et… la politique.

A Ottawa, Harper le spécialiste des finances publiques imprime sa marque sur le programme du Parti réformiste, qu’il quittera néanmoins, en 1997, à la suite d’un désaccord avec Preston Manning, qu’il juge trop populiste. Il rentre à Calgary, prétextant vouloir profiter de sa jeune famille. Son fils a 1 an et une fille naîtra deux ans plus tard.

En 2002, le parti de droite se cherche un chef. Ce sera lui l’homme providentiel. S’il ne brille pas par son charisme ni par ses qualités d’orateur, il se signale par sa sagacité et son sens du rassemblement. Il le démontre encore, en 2004, en procédant au regroupement de la droite canadienne en un nouveau Parti conservateur, dont il prend les rênes. Celui qui critiquait autrefois les politiciens, les accusant d’être des représentants de commerce, n’a de cesse qu’il ne prenne le pouvoir à Ottawa. Moins de deux ans lui suffiront pour le faire, mais seulement pour former un gouvernement minoritaire. Les pleins pouvoirs, Stephen Harper ne les obtiendra qu’en 2008 et, depuis, il règne sans partage à la tête du gouvernement.

Sa cohérence intellectuelle n’a pas été prise en défaut : l’étudiant n’a guère changé d’idées. Il était un fidèle lecteur de The Economist« déjà économiquement conservateur et socialement progressiste », raconte une amie de jeunesse, Cynthia Williams. Il répétait, ajoute-t-elle, que « le meilleur programme social, c’est d’avoir un emploi ». D’où son obsession à soutenir l’entreprise privée, les grands programmes d’infrastructures, la baisse des taxes et de l’impôt sur les sociétés.

Dès 2004, cependant, l’idéologue de droite plutôt rigide se présente comme un conservateur modéré, compétent, et dont l’intégrité n’a jamais été prise en défaut. « Je suis au centre de mon parti et c’est pour ça que j’en suis le chef », disait-il alors, pour expliquer son positionnement idéologique. L’image plus extrémiste de la droite canadienne lui colle pourtant à la peau. C’est celle d’un parti aux fortes convictions chrétiennes, flirtant avec le mouvement anti-avortement, anti-mariage gay…

Le pouvoir n’a pas permis de percer les secrets de cet homme pour qui la famille est sacro-sainte et dont le cercle d’amis reste restreint mais soudé. Ils le voient, raconte John Ibbitson, comme « un type brillant, drôle, perspicace, loyal et honnête », quand d’autres le considèrent comme « un être tyrannique, secret et souvent cruel ». C’est certainement, ajoute-t-il, le premier ministre « le plus introverti » qu’ait connu le Canada, « réticent à accorder sa confiance, facilement vexé, enclin par moments au cafard et à la rancune, secret à l’extrême ». D’autres relèvent que la froideur de cet homme à poigne et à la colère facile cache une sensibilité épidermique : il se terre en cas de coup dur, comme après sa défaite aux élections de 2004, mais il revient plus fort.

« Chaque geste est calculé »

Premier ministre, il s’entoure d’une poignée de conseillers efficaces, fiables et discrets. Il délègue peu, aime tout contrôler, même l’information. « Il ne fait jamais rien sans but précis, chaque geste est calculé, c’est l’homme le plus cartésien que je connaisse », a dit Michael Fortier, un proche qu’il nommera ministre. Il a ses têtes de Turcs : les bureaucrates, les journalistes, les professeurs d’université, les artistes, les leaders syndicaux. Les sportifs sont parmi les rares à trouver grâce à ses yeux. Il est vrai qu’il a une passion pour les deux sports nationaux, le curling et le hockey sur glace, auquel il a d’ailleurs consacré un ouvrage historique en 2013.

Ce pianiste accompli, amateur de musique populaire et de rock, de films et de lecture, semble éprouver un dédain peu compréhensible pour la gent artistique. C’est moins surprenant pour la presse, avec laquelle Stephen Harper a toujours entretenu des rapports difficiles.

En janvier 2006, il montrera clairement la place qu’il souhaite assigner aux médias en convoquant sa première conférence de presse comme premier ministre à la Chambre des communes plutôt que dans l’immeuble de la presse parlementaire. C’est lui qui fixera désormais les règles du jeu, comme il imposera par la suite le silence aux fonctionnaires fédéraux, conseillers politiques ou ministres, pour mieux contrôler ses messages.

Lors de ces élections, dont les résultats s’annoncent très serrés, il fera face à deux concurrents de taille : le jeune loup libéral Justin Trudeau, fils de l’ancien premier ministre Pierre Elliott Trudeau, et le néodémocrate Thomas Mulcair, chef de l’opposition depuis 2011.Quoi qu’il arrive le 19 octobre, Stephen Harper pourra se vanter d’avoir transformé le Canada sans faillir à ses principes.

Il a réduit la taille de l’appareil gouvernemental, diminué les taxes et les réglementations tatillonnes, imposé la reconnaissance au Parlement de la nation québécoise « au sein d’un Canada uni », fait en sorte que le pays se tourne davantage vers le Pacifique, où vont ses intérêts économiques. La sécurité nationale est son credo, comme le durcissement de la justice, la souveraineté canadienne en Arctique et la lutte contre le terrorisme. Son soutien à Israël et à l’Ukraine est aussi indéfectible que ses critiques sont acerbes à l’endroit de Vladimir Poutine.

Jamais il ne déroge à sa ligne de conduite. Opposé au protocole de Kyoto, il porte sans complexe l’opprobre d’avoir fait du Canada l’un des plus mauvais élèves dans la lutte contre le changement climatique, au motif de ne pas vouloir sacrifier la croissance nationale sur l’autel d’une réduction drastique des émissions de gaz à effet de serre. Et, dans le dossier des réfugiés syriens, il renâcle à en accueillir rapidement davantage sans un contrôle de sécurité serré : une position qui pourrait lui faire perdre de précieuses voix lors des échéances électorales. Une fois de plus, il fait le pari que son discours sécuritaire aura finalement plus de poids que les appels pressants à la générosité de nombreux Canadiens.

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À propos de Anne Pélouas

Journaliste-blogueuse au Canada, d'origine française, je suis correspondante du quotidien français Le Monde. J'écris aussi pour différentes publications québécoises et françaises, avec le tourisme, le plein air et la gastronomie pour sujets de prédilection. J'ai ouvert un second blogue en janvier 2016: Grouille pour pas qu'ça rouille. Spécial baby-boomers actifs !

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